À l’heure où nos sociétés deviennent toujours plus connectées, le rôle du livre est questionné. La Représentation de l’OIF pour l’Afrique du Nord a proposé un panel* sur ce sujet le 30 mai 2025 à Tunis. Quels sont les enjeux dans l'espace francophone, notamment en Afrique du Nord ?

Dans un monde où le temps s’accélère, où nos sociétés sont traversées par l’instantané, la mobilité constante et l’hyper-connexion, où les contenus se multiplient, le livre semble parfois relégué à la marge des flux numériques et voit ses équilibres bousculés. Longtemps perçu comme le socle de la transmission des savoirs, des langues et des imaginaires, le livre se trouve confronté à un paradoxe : il n’a jamais été aussi vulnérable, ni aussi nécessaire.

Face à cette transformation, les acteurs de la filière – auteurs, éditeurs, traducteurs, libraires, bibliothécaires – sont appelés à repenser leur rôle de médiateurs. Comment préserver la qualité éditoriale dans un monde d’algorithmes ? Comment attirer les jeunes vers des récits denses, dans un environnement dominé par les écrans ? Comment transmettre le goût du silence, du sens et de la durée ?

Entre mutation et résistance, le livre cherche sa place

Dans les pays du Sud, le basculement vers le numérique est loin d’être linéaire. Le livre numérique reste marginal, souvent réservé à une élite urbaine connectée. Le coût élevé des équipements, l’accès limité à Internet dans certaines zones, les problèmes de bande passante ou d’instabilité technologique rendent la cohabitation entre papier et numérique très déséquilibrée.

Et pourtant, le numérique offre aussi des opportunités inédites : réduction des coûts d’impression, diffusion élargie des contenus, nouvelles formes de médiation interactive. Mais pour que cette promesse se concrétise, il faut des stratégies volontaristes : développer des plateformes accessibles, des politiques publiques actives, soutenir l’édition numérique locale, former les professionnels aux outils adaptés.

Le numérique transforme pourtant en profondeur les pratiques de lecture, les modes d’accès aux savoirs, mais aussi toute la chaîne de production et de diffusion du livre. Formats hybrides, lecture fragmentée, auto-édition, librairies virtuelles, bibliothèques numériques ont transformé les usages et des habitudes, tout en révélant des fractures d’accès. Mais, jamais le livre n’a autant circulé, ni autant été questionné.

L’enjeu n’est plus de choisir entre papier et écran, mais de penser leur complémentarité : le livre papier reste central dans les bibliothèques, les librairies, les lieux d’éducation ; le numérique, lui, permet la diffusion élargie, la découvrabilité, l’accessibilité.

Pratiques de lecture : un écart générationnel et culturel à combler

En Afrique du Nord comme dans d'autres régions du Sud, le numérique n’est pas encore une solution de masse : les écueils mentionnés plus haut, les coûts d’équipement, la fracture numérique territoriale, la rareté des plateformes locales et l’absence de stratégies de découvrabilité limitent sa portée. Le papier reste donc le support de référence, notamment dans les bibliothèques publiques, les établissements scolaires et les librairies indépendantes, malgré les coûts croissants de production et de distribution.

Fragmentée, mobile, parfois furtive, la lecture se déplace de plus en plus sur les téléphones, les plateformes, les réseaux sociaux. Les jeunes générations lisent différemment mais elles lisent encore. Le défi est donc double : revaloriser la lecture comme pratique culturelle et adapter les supports aux usages numériques réels des publics jeunes.

Cela implique d’explorer de nouveaux formats (BD numériques, feuilletons sur mobile, audiolivres courts), mais aussi d’intégrer la lecture dans les écosystèmes numériques fréquentés : réseaux sociaux, plateformes éducatives, podcasts culturels. L’enjeu n’est pas de faire lire comme avant, mais de faire aimer la lecture autrement.

La francophonie a cette force : elle porte des récits pluriels, ancrés dans des langues, des mémoires, des contextes. Et le livre reste pour le moment l’un de ses véhicules les plus puissants.

Consciente de ces défis, l’OIF entend faire du livre un levier stratégique dans ses missions culturelles, éducatives et numériques. Car dans ce monde ultra-connecté, donner aux récits leur juste place, c’est aussi affirmer une vision de la liberté, de la diversité et du lien entre les peuples. Elle agit en ce sens en soutenant la promotion de la lecture auprès des jeunes publics francophones, en partenariat avec les bibliothèques, les associations et les festivals. Elle accompagne également les acteurs de la médiation – enseignants, bibliothécaires, influenceurs culturels – pour adapter leurs outils à ces nouvelles pratiques.

Médiateurs du livre, entre précarité et centralité

Dans une époque dominée par la vitesse et l’instantané, le rôle des médiateurs devient plus que jamais stratégique. Ce sont eux qui garantissent la qualité, la cohérence et la transmission. Un éditeur qui choisit un manuscrit, un libraire qui oriente un lecteur, un écrivain qui pose une voix sur nos réalités, tous participent à la construction d’une société éclairée.

Dans les réalités du Sud, éditeurs, libraires et bibliothécaires jouent un rôle crucial, souvent dans des conditions fragiles. Les librairies ferment, les chaînes de distribution sont grippées, les maisons d’édition manquent de ressources pour s’adapter au numérique. Et pourtant, ce sont ces professionnels qui assurent la médiation entre l’écrit et les publics.

L’OIF ambitionne d’accompagner cette transition en formant des éditeurs et plus globalement les maillons de la chaine du livre dans le cadre du Programme FORCE, dont le lancement est imminent. L’appel à projets vise à sélectionner des organismes de formation, universités, associations professionnelles ou structures spécialisées capables de concevoir et d’animer des formations à forte valeur ajoutée, pertinentes, contextualisées et opérationnelles pour le secteur du livre et de l’édition en Francophonie.

Par ailleurs, dans la perspective de soutenir l’accessibilité et la découvrabilité physique des contenus culturels francophones, l’OIF renforce ces maillons essentiels de la chaîne du livre en soutenant chaque année plus de 200 auteurs, éditeurs et traducteurs dans 25 pays.

Elle organise des formations sur les droits, la négociation, la découvrabilité, la gestion éditoriale. Elle soutient les réseaux professionnels des éditeurs et libraires francophones. Et elle valorise la traduction à travers le Prix Ibn Khaldoun-Senghor, pilier du dialogue francophone entre le français et l’arabe.

Enfin, le Prix des 5 continents, son prix littéraire emblématique, représente un miroir des valeurs de pluralité et de dialogue que porte la Francophonie. Affirmation de l’excellence des littératures francophones, il contribue à positionner la langue française comme un espace d’innovation, de réflexion et de création dans le monde contemporain.

Défis et perspectives pour la chaîne du livre en Afrique du Nord

En Afrique du Nord, la chaîne du livre est à un tournant : richesse des contenus, vivacité de l’édition indépendante, intérêt croissant des jeunes pour l’écriture créative – mais aussi fragilité des structures, concentration éditoriale, concurrence des plateformes mondiales et dépendance technologique.

Le numérique peut y être un levier d’accélération, à condition d’être maîtrisé. Pour en tirer parti, il est nécessaire de mettre en place des politiques publiques actives, capables de soutenir l’édition locale, de protéger les contenus, de réguler les circuits de distribution en ligne, d’encourager la production de formats innovants. Cela suppose également de renforcer les liens entre les secteurs de l’éducation, de la culture et de l’économie numérique.

L’OIF accompagne ces mutations en s’appuyant sur des partenaires nationaux, en soutenant des festivals littéraires, en favorisant la visibilité régionale des auteurs et éditeurs, et en mettant en réseau les professionnels francophones du livre.

Le papier reste central dans l’économie du livre dans le Sud, notamment pour les circuits scolaires et les bibliothèques. Le numérique, lui, peut ouvrir des brèches là où l’accès physique au livre est limité à condition d’être pensé dans une logique d’équité et de renforcement des écosystèmes existants.

Par conséquent, le livre n’est pas en concurrence avec le numérique. L’enjeu n’est pas de sauver un support, mais de préserver une fonction essentielle : celle d’organiser la pensée, de construire les imaginaires et de relier les voix. Le livre reste un acte de résistance intellectuelle et un levier de transformation.

 

* Le panel était organisé le 30 mai 2025 au palais Ennejma Ezzahra à Sidi Bou Said. Quatre panélistes ont pris part aux échanges modérés par le journaliste Hatem Bourial : Mme Thouraya Daouas (universitaire, écrivaine et spécialiste en IA), Mme Wafa Ghorbel (universitaire, écrivaine et compositrice), M. Moncef Chebbi (éditeur : Edition Arabesques) et Mme Raja Sabta (écrivaine).

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