Chapeau

Chaque vendredi pendant dix semaines, jusqu’aux délibérations du jury, retrouvez un extrait d’un des 10 romans finalistes du 12e Prix des 5 continents.

3e extrait : {Sombre dimanche} de Alice Zeniter (France) aux éditions Albin Michel

"{Tout au long de leur vie commune, Ildiko n’eut jamais à se plaindre de Pál. Il ne buvait pas, n’élevait pas la voix, rentrait toujours à l’heure. Son silence la désemparait un peu. Elle aurait bien voulu un homme qui raconte des histoires, quelqu’un qui la fasse rire. Mais elle s’habitua comme elle pouvait à la rareté de ses phrases. Quand elle voulait parler, elle provoquait des disputes avec le grand-père, alors les mots fusaient à toute vitesse. Elle aimait son mari, même silencieux. Sa fragilité l’émouvait. Elle le trouvait plus noble et plus beau que le commun des mortels. Elle sentait cependant qu’elle ne faisait pas réellement partie de son monde. Ils se couchaient le soir dans le grand lit et Pál relisait le missel usé de sa mère, absorbé dans une profonde mélancolie qui ne laissait à Ildiko aucun espace d’existence. Mais elle était pragmatique et quand elle se sentait verser dans la tristesse, elle parvenait toujours à se consoler en se rappelant les cris, les coups, les bleus sur la peau de sa mère. –?Toutes les douleurs de l’arc-en-ciel, disait la vieille voisine qui gardait les enfants quand les choses tournaient mal dans la maison d’Ildiko. Elle avait évité cette vie, elle n’avait pas répété l’erreur. Et son amour pour Pál redoublait à cette pensée. Elle le laissait s’absorber dans le petit livre de prières sans le déranger, persuadée que ce qu’il lui apportait était bien suffisant. Pál avait une vraie fascination pour le missel, pour la délicatesse des fleurs en ivoire incrustées dans la couverture et pour la trace douloureuse de la petite croix perdue à l’arrière. Il trouvait que l’objet n’avait pas d’égal en beauté, en finesse, en féminité. Les choses ouvragées attiraient son œil : les broderies, les peintures, les guirlandes sculptées sur les frontons des bâtiments. Elles lui rappelaient le livre de prières. Un soir, en sortant de la gare fumer une cigarette, il aperçut dans la devanture d’une boutique de lingerie un ensemble de sous-vêtements dont le motif floral reproduisait à la perfection celui du missel. Sans réfléchir une seconde, il entra et acheta le modèle en vitrine. C’était un tissu synthétique bon marché, la soie était quasiment impossible à trouver et bien trop chère pour lui. Mais l’entrelacs des fleurs et des feuilles était le même que celui que Pál avait contemplé toute son enfance sous les doigts de sa mère. Des tiges courbes servaient d’appui à l’escalade de grandes feuilles dont la plus haute avait la forme d’une aile d’oiseau. Au milieu de leur foisonnement, une fleur à peine entrouverte et à la confusion dentelée d’un iris penchait ses pétales vers le sol. Le motif ne se répétait que deux fois, face à face, sur la couverture du missel. Mais sur la combinaison, la culotte et le soutien-gorge que Pál venait d’acquérir, il existait en des centaines d’exemplaires. C’était un champ entier de fleurs. Pál était grisé. Il lui fallut le temps du trajet retour pour s’apercevoir de la nature problématique de l’objet qu’il rapportait chez lui, empaqueté dans du papier gris dont il avait déjà arraché les scotchs pour glisser un regard heureux à l’intérieur. Ildiko ne comprit jamais pourquoi son mari avait subitement décidé de lui offrir un ensemble de lingerie qui n’était pas à sa taille et qu’il ne lui demanda jamais de porter. Elle mit l’incident sur le compte de sa bizarrerie et le rangea dans le tiroir de la commode d’où elle ne le sortit plus. Quelques années plus tard, Zsolt devait tomber dessus en fouillant la chambre des parents d’Imre pendant un après-midi pluvieux. Croyant qu’elle était à Ági à cause de la taille, il emporta la culotte. Pál, qui conservait l’habitude d’ouvrir régulièrement le tiroir pour admirer les fleurs ternies, ne s’expliqua pas cette disparition.}" © Albin Michel 2013 « Les droits de propriété littéraire et artistique de l'extrait auquel l’OIF donne ici accès appartiennent aux éditions Albin Michel. L'accès au service ne donne droit qu'à la consultation de l’extrait, à l’exclusion de tout acte de reproduction ou de diffusion. Tout acte accompli en méconnaissance des conditions d'utilisation constitue une contrefaçon. » ---- [{{Biographie de l'auteure et résumé de l’œuvre}}->http://www.albin-michel.fr/Sombre-dimanche-EAN=9782226245175]


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