Alors que le Festival de Cannes se tient du 26 au 27 mai 2023, retrouvez l'édito de Nivine Khaled paru une première fois en février dernier à l'occasion du Fespaco : elle y évoque l'impact immatériel du 7e art, ses retombées économiques et la nécessité pour l'OIF et ses partenaires de continuer à soutenir les films et leurs auteurs.

Issus de continents différents, les cinéastes Raoul Peck, Nadine Labaki et Abderrahmane Sissako ont trois points communs : le premier est leur immense talent. Le second est leur succès phénoménal : ils ont, tous les trois, attiré plus d’un million de spectateurs dans les salles de cinéma avec un de leurs films ; Nadine Labaki a même atteint les dix millions avec Capharnaüm ! Enfin leur dernier point commun est leur appartenance au monde francophone qui leur a valu le soutien de l’Organisation internationale de la Francophonie à leurs débuts. Aujourd’hui, cette aide ne leur est plus indispensable. Mais elle l’est encore pour des centaines d’autres cinéastes venus, comme eux, de pays « du Sud » où faire des films reste un défi.

« Un film peut coûter 30 millions de dollars. Avec autant d’argent, je pourrais envahir un pays. » a dit un jour Clint Eastwood. Quand on vient d’Haïti, du Liban ou de Mauritanie, on se dit plutôt : « Avec autant d’argent, je pourrais sauver mon pays ! ». Et pourtant les films de ces pays coûtent dix fois moins, parfois même cent fois moins, que ceux d’Hollywood. Mais cet argent suffirait pour construire un centre de santé, une école, une micro-centrale électrique. Ou même un terrain de sport, un théâtre, voire… une salle de cinéma ! Une œuvre utile, solide et durable.

Les cinéastes du « Sud » ont donc parfois la tentation de délaisser leur art pour entreprendre une action plus concrète, plus réelle, plus décisive. Ils échangeraient volontiers leurs scénarios contre des plans d’architecte et se rêvent en décideurs politiques, en bâtisseurs ou en « développeurs ».

Jo Gaye Ramaka, Abderrahmane Sissako, Berni Goldblat et Serge Coelo se sont mobilisés pour ressusciter des salles de cinéma dans leur pays. Mahamat-Saleh Haroun, le premier à y parvenir, a ensuite été ministre de la culture du Tchad, comme l’avaient été avant lui Raoul Peck en Haïti et Cheick Oumar Sissoko au Mali.

Pourtant, aucune « réalisation concrète » de ces cinéastes n’a fait autant que leurs films. Quand Raoul Peck proclame « Je ne suis pas votre nègre », quand les personnages de Nadine Labaki et d’Abderrahmane Sissako nous disent « Personne ne pourra m’empêcher d’exister », quand les héroïnes des films « Freda »* et « Sira »** se battent pour être elles-mêmes ou pour survivre, l’impact ne se mesure pas avec une calculette. Le cinéma transforme la réalité en agissant sur les esprits, il produit des effets « immatériels » : passion, fierté, dignité, esprit de résistance. Effets non quantifiables mais parfois incommensurables. Si l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) s’engage de plus en plus dans le soutien à l’audiovisuel et du cinéma des pays du Sud, c’est pour donner vie à l’article 2 de la convention « Diversité culturelle », adoptée en 2005 sous l’égide de l’Unesco : « Egale dignité et respect de toutes les cultures ».

Ce respect des cultures diverses et de leur droit à s’exprimer, c’est l’enjeu et même la raison d’être du Fonds Image de la Francophonie qui, depuis sa création, il y a plus de trente ans, a soutenu près de 2000 films et séries sur quatre continents. C’est beaucoup mais c’est trop peu pour les… trente-sept pays bénéficiaires. C’est pourquoi, depuis 2020, l’OIF est passée à la vitesse supérieure en portant de 1 à 2 millions d’euros par an son effort financier en faveur de la création cinématographique et audiovisuelle. Cette accélération a été permise par deux nouveaux programmes : Clap ACP (soutenu par l’Union européenne et l’Organisation des Etats ACP) et le Fonds Francophonie TV5MONDEplus (alimenté par plusieurs Etats membres de l’OIF). Pour que cet effort produise des effets durables, l’accent est mis sur trois leviers : les coproductions Sud-Sud, le développement des mécanismes de financement nationaux (en particulier en Afrique) et, enfin, le renforcement de la « découvrabilité » des œuvres sur la toile, notamment grâce à un outil de diffusion mondiale : la plateforme TV5MONDEplus. Car il ne suffit pas que les cinéastes tournent et que leurs œuvres existent, encore faut-il qu’elles soient ensuite repérables, accessibles et recommandables pour ne pas disparaître dans l’immense embouteillage des circuits de diffusion mondialisés. C’est tout l’enjeu de la découvrabilité : ajouter au droit à la création, un droit d’accès au(x) public(s), c’est-à-dire, le plus souvent, aux marchés.

En conclusion d’un essai sur le septième art, André Malraux écrit sa célèbre phrase : « Par ailleurs, le cinéma est une industrie. » L’art n’a pas besoin de justifier son existence par ses résultats financiers mais, par ailleurs, il est incontestable qu’il produise des résultats financiers. De même, la diversité culturelle est un but en soi. Mais il se trouve aussi qu’en la faisant vivre, on obtient des retombées économiques et des avantages sociaux. Défendre le droit de chaque pays à bâtir sa propre industrie du film et de la série, c’est aussi créer de l’activité, de la richesse, de l’emploi et de l’inclusion.

*Long-métrage de la réalisatrice haïtienne Gessica Généus présenté au Festival de Cannes 2021.

**Long-métrage de la réalisatrice burkinabè Apolline Traoré présenté au Festival de Berlin 2022

 

Nivine KHALED

Directrice de la langue française et de la diversité des cultures francophones à l'OIF

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(Photo illustration : projection d'un film au Bénin - Stéphane de Langenhagen - CC BY-NC-SA 3.0)

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